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06.12.2017

Loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères : ce qu’il faut savoir

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En février dernier l’Assemblée nationale française adoptait, après plusieurs mois de débats, la Loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. En cette fin d’année 2017, l’élaboration d’un « plan de vigilance » visant à identifier et prévenir les risques d’atteintes aux personnes et à l’environnement figure certainement parmi les priorités de nombreuses sociétés françaises. Voici donc quelques questions-réponses à propos de la loi et de la préparation d’un plan de vigilance.

Quelles sont les entreprises visées par la loi ?

La loi prévoit que deux types d’entreprises devront établir et mettre en œuvre un plan de vigilance, soit :

  1. Celles qui emploient, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en leur sein et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ;
  2. Celles qui emploient, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins dix mille salariés en leur sein et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger.

Bien que l’énoncé « dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger » dans la deuxième variante puisse laisser croire que la loi pourrait viser des sociétés étrangères, l’interprétation la plus courante veut que la loi s’applique seulement aux sociétés établies en France comptant plus de 5,000 salariés en France, ainsi que celles employant plus de 10,000 salariés en France et/ou à l’étranger. Dans les deux cas, le nombre de salariés inclut aussi bien les employés de la société elle-même que ceux de ses filiales directes et indirectes en France et à travers le monde. Les filiales françaises d’entreprises étrangères dépassant l’un des seuils décrits ci-haut seront elles aussi concernées par la loi. Environ 150 grandes entreprises seraient ainsi concernées.

Quelles sont les obligations crées par la loi ?

Les entreprises visées par la loi devront établir et mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance comportant « des mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation ».

Examinons de plus près quelques-uns de ces éléments :

« Des mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et prévenir les atteintes graves… » : La loi donne des indications très claires quant au contenu du plan de vigilance, qui devront comprendre, au minimum :

  1. Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation;
  2. Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques
  3. Des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves;
  4. Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société;
  5. Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité.

Cette exigence de contenu vient forcer les sociétés à réfléchir attentivement aux risques propres à leur secteur ou leurs activités, afin de mieux les prévenir et les atténuer. Il n’est désormais plus suffisant de réagir aux problèmes une fois qu’ils surviennent, ou d’attendre qu’ils fassent la une des journaux : la loi exige une approche résolument proactive, orientée vers la vigilance et l’action. Si de nombreuses grandes sociétés pourront sans doute s’inspirer pour leur plan de vigilance de mesures et stratégies de prévention déjà en place, une simple présentation de ces dernières ne sera pas suffisante pour répondre aux exigences de la loi. Il faudra aussi expliquer de manière convaincante le raisonnement et la méthode employés, c’est-à-dire : quels risques ces mesures prétendent atténuer, comment et pourquoi ces derniers ont été sélectionnés en priorité, et de quelle manière la société entend en faire l’évaluation et le suivi, tant dans ses propres opérations que ses chaînes d’approvisionnement.

« … envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » : Ce large éventail de sujet signifie que l’élaboration et la mise en œuvre du plan de vigilance ne pourra se faire qu’à travers la collaboration d’équipes d’experts variés en provenance de différents départements de l’entreprise et de ses filiales. Les sociétés les plus avancées en matière de responsabilité sociale y verront aussi l’occasion d’approfondir leur compréhension des liens entre ces trois thèmes, qui demeurent souvent traités séparément au sein de nombreuses entreprises.

« … résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation » : En plus des risques liés aux activités de la société elle-même ainsi que de ses filiales, le plan de vigilance devra démontrer une profonde compréhension de ses chaînes d’approvisionnement et des risques qui leurs sont associés. La société mère devra donc collaborer de manière étroite avec ses sous-traitants et fournisseurs au sujet de leurs activités, dans la mesure où ces dernières se rattachent à leur relation commerciale. Cela pourrait représenter un défi important pour plusieurs sociétés, particulièrement celles ayant un nombre très élevé de sous-traitants et de fournisseurs, ou opérant dans des secteurs où les relations commerciales dans les chaînes d’approvisionnement sont typiquement de courte durée. Suivant le principe de vigilance, les sociétés ne devraient pas pour autant ignorer des fournisseurs et sous-traitants avec lesquels leur relation commerciale est moins établie, particulièrement si leurs produits ou services se démarquent au regard de la cartographie des risques.

Où et quand seront publiés les premiers plans de vigilance ?

La loi prévoit que le plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en œuvre au cours de l’année antérieure doivent être rendus publics et inclus dans le rapport annuel des sociétés. On peut donc s’attendre à ce que les premiers plans de vigilance soient publiés au printemps 2018 dans les rapports annuels de l’exercice 2017.

Quelles sanctions sont à prévoir en cas de non-respect de la loi ?

En cas de non-respect des obligations crées par la loi, une société pourra être mise en demeure de les respecter par n’importe quelle partie justifiant d’un intérêt à agir (par exemple, des organisations non gouvernementales, des syndicats ou des individus ayant été lésés par les actions de la société). Si la société ne respecte toujours pas ses obligations après un délai de trois mois, des mesures d’injonction sont prévues, le cas échéant sous astreinte. De plus, la loi stipule que le manquement aux obligations de la loi engage la responsabilité civile de son auteur, ce qui veut dire que la société pourrait être appelée à réparer le préjudice que l’exécution de ses obligations (c’est-à-dire établir et mettre en œuvre un plan de vigilance) aurait permis d’éviter.

De prime abord, il s’agit de sanctions beaucoup plus sévères que celles prévues par des lois similaires telles que le Modern Slavery Act ou encore le California Transparency in Supply Chains Act, et qui pourraient avoir un effet dissuasif important. Certains commentateurs ont cependant soulevé plusieurs questions quant à l’application pratique de ces sanctions, notamment quant à la détermination de la responsabilité ainsi que l’accès à des voies de recours pour ceux dont les droits auraient été bafoués.

Quel rôle pour les parties prenantes ?

La loi stipule que le plan de vigilance d’une société « a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale ». Il sera intéressant de voir comment les sociétés interpréteront cette formulation plutôt vague ; la loi ne fournit en effet que peu d’indices quant à l’identité ou le type de parties prenantes visées, ou encore dans quelle mesure elles doivent être impliquées dans l’élaboration du plan. Il est par contre clair que les sociétés devront travailler en concertation avec les organisations syndicales afin de mettre en place des mécanismes d’alerte et de recueil de signalements.

On peut aussi s’attendre à ce que les parties prenantes jouent un rôle de premier plan dans l’analyse et la critique des premiers rapports. L’information rendue publique par les entreprises pourrait ainsi être utilisée afin d’attirer l’attention sur les principaux manquements et failles des sociétés, ou encore de classer les sociétés selon leur performance. Finalement, en cas de non-respect par les sociétés de leurs obligations au titre du devoir de vigilance, les parties prenantes justifiant d’un intérêt à agir auront la possibilité de les mettre en demeure afin de les obliger à se conformer et, dans certains cas, entamer des poursuites civiles.

À quoi peut-on s’attendre des premiers plans de vigilance ?

Il sera intéressant d’observer quel sera le contenu des premiers plans de vigilance publiés par les sociétés françaises. De par notre expérience au Royaume-Uni, nous savons que la plupart des rapports publiés en réponse au Modern Slavery Act (voir notre analyse ici) n’offrent que peu de détails sur la nature et la cartographie des risques identifiés. Cela témoigne d’une certaine réticence de la part des sociétés britanniques à rendre publique de l’information à propos de la présence (même hypothétique) d’esclavage moderne et de travail forcé dans leurs opérations ou chaînes d’approvisionnement. S’il est possible que les sociétés mères françaises partagent cette réticence, elles seront néanmoins légalement obligées de publier ce type d’information et plus encore. En effet, la loi française va bien au-delà de la cartographie des risques et exige aussi entre autres un plan d’action. Elle couvre aussi un éventail de sujets beaucoup plus large (droits de l’homme, santé et sécurité et environnement) que la loi britannique.

On verra aussi si l’élaboration des premiers plans de vigilance aura des répercussions sur les pratiques de entreprises au-delà des grandes sociétés mères. Au Royaume-Uni par exemple, certaines entreprises ont demandé à leurs sous-traitants et fournisseurs de leur fournir un compte-rendu des mesures prises afin d’éliminer l’esclavage moderne et le travail forcé de leurs opérations et chaînes d’approvisionnement, parfois même lorsque ces entreprises n’étaient pas obligées à le faire au titre du Modern Slavery Act.

Au final, il est indéniable que l’entrée en vigueur de la Loi sur le devoir de vigilance, du Modern Slavery Act et autres lois semblables ailleurs dans le monde a contribué à l’émergence de nouveaux standards en matière de reporting non financier. Suivant les obligations inédites que crée la Loi sur le devoir de vigilance, l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan de vigilance représente pour les sociétés françaises une opportunité de se hisser parmi les leaders mondiaux en matière de responsabilité sociale des entreprises, de transparence et de bonne gouvernance.

Pour de plus amples renseignements au sujet des services offerts par Ergon sur le devoir de vigilance des entreprises contactez Anne-Marie Lévesque ([email protected]).